Controverses politiques et artistiques | Série

Violettes de Parme

Auteur

John Greyson

Traduction | Anglais (Canada)

Antoine Idier

Lire la version anglaise

Introduction

L’histoire du sida, la violence de l’épidémie, la stigmatisation des malades et des minorités qui l’a caractérisé, l’inventivité politique et culturelle qui s’est formée pour lui répondre, suscitent depuis quelques temps un fort engouement dans l’art. Nombre d’artistes, morts du sida et/ou l’ayant affronté dans leur travail, sont aujourd’hui redécouverts et bénéficient d’importantes expositions, après avoir été laissés de côté et très peu montrés pendant des années : pensons, par exemple, à David Wojnarowicz, Peter Hujar, Derek Jarman ou encore à Hugh Steers. Diverses expositions et publications sur le sida ont récemment vu le jour, ou le verront bientôt.

Il apparaît fondamental de contribuer à repolitiser cette redécouverte, en affirmant que son objet ne doit pas seulement être d’ajouter un nouveau chapitre à l’histoire de l’art, mais plutôt de réfléchir à la manière dont « l’art du sida » a constitué un moment d’interrogations vives et de confrontations dures sur les finalités et les modalités mêmes de l’art. Les liens entre art et sida furent en effet loin d’être évidents : si l’on insiste souvent sur les « guerres culturelles » (qui, à l’initiative de conservateurs, ont visé Robert Mapplethorpe ou Wojnarowicz, parmi d’autres), on rappelle moins que le sida produisit d’importantes tensions, internes à l’art, sur les manières de s’y confronter artistiquement, sur des enjeux de représentation.

« Violettes de parme », script écrit en 1988 par le cinéaste canadien John Greyson (né en 1960), met en scène ces tensions et ces débats. Il a été initialement publié dans le catalogue d’Against Nature, une exposition organisée en 1988 (6 janvier-12 février, sous-titrée « A Group Show of Work by Homosexual Men »), au LACE à Los Angeles, par Denis Cooper et Richard Hawkins. Célébrant la figure du dandy, affirmant un refus d’affronter directement le sida par l’art, l’exposition réagissait en particulier à « l’activisme artistique » qui était apparu aux États-Unis et était notamment incarné par le numéro spécial de la revue October, coordonné par Douglas Crimp, « AIDS: Cultural Analysis/Cultural Activism » (vol. 43, hiver, 1987)[1]. En introduction du numéro, Crimp affirmait notamment qu’il existait « une alternative activiste théorique et critique aux expressions individuelles élégiaques qui ont prédominé dans les réactions du monde de l’art vis-à-vis du sida », et que le sida requiérait « une nouvelle pensée critique de l’ensemble de la culture avec laquelle il interagit.[2] »

« Violettes de parme » préfigure le film Zero Patience de Greyson (1993), qui a marqué durablement l’histoire des représentations du sida et est emblématique du choix du réalisateur de refuser de prêter allégence aux « dandys » comme aux « artistes activistes »[3]. Mêlant comédie, drame et comédie musicale, Zero Patience déploie une critique vigoureuse de l’homophobie et de la stigmatisation sociale, de la médecine et la science, au moyen de l’humour et de l’ironie, d’un style camp, d’une inscription revendiquée dans la culture gay. Cette version, légèrement remaniée, a été publiée dans The Perils of Pedagogy (2013)[4].

La traduction de ce script vidéo constitue le premier épisode d’une série consacrée aux controverses politiques et artistiques. Cette série reviendra sur des moments où des œuvres, leurs formes, leurs enjeux, leurs sens, leurs rapports avec des éléments extérieurs à l’art (des questions politiques, sociales, culturelles, etc.), voire leur efficacité, ont été discutés et critiqués. Par un détour historique, il s’agit de réfléchir à la manière dont l’art peut être un lieu de confrontations – ce qui arrive rarement aujourd’hui.

– Antoine Idier

Épisode 1

Le faux script vidéo qui suit a été écrit pour contribuer à un certain débat parmi des artistes gay, débat qui a atteint son sommet (pour ainsi dire) avec une exposition intitulée Against Nature [Contre nature], au LACE, un artist space de Los Angeles en janvier 1988 (ma contribution au catalogue consistait en une précédente version de ce script). Le projet curatorial s’inspirait d’À rebours de Joris Karl Huysmans[5], un roman français satirique du XIXe siècle célébrant l’artifice et le dandysme. Avec ironie, il retrace l’exil esthétique que s’est auto-imposé Des Esseintes, un esthète qui se languit d’une maladie (non-nommée) ressemblant suspicieusement à l’ennui.

De manière similaire, les commissaires de l’exposition cherchaient des œuvres qui se référaient au sida avec une perspective ironique et camp – des œuvres sarcastiques, irrévérentes, sciemment décoratives, élégiaques, impolies, mauvais garçon. Pour partie, l’exposition était une réponse à l’émergence récente de l’art activiste lié au sida, dont Gran Fury, Testing the Limits ou les artistes liés à Act Up, parmi d’autres, étaient emblématiques. Pour affronter la crise du sida, l’exposition insistait sur la pertinence d’une sensibilité qui se présentait précisément comme dandy, précieuse et pédé.

Voici !

En schématisant, j’ai déjà largement fait du tort aux artistes de l’exposition, aux commissaires, aux critiques, à la figure de l’artiste-activiste et au débat lui-même. Je n’ai pas la place ici pour décrire correctement les arguments houleux qui ont suivi et qui existent toujours. Le fait est que ce débat survient parmi les artistes gays dans de nombreuses villes à travers le monde. Partout, les pédés ressentent l’urgence absolue de répondre à un tel holocauste viral, mais nous ne sommes pas d’accord sur les stratégies esthétiques et politiques qui seraient les plus appropriées. En particulier, nous ne sommes pas d’accord sur les différentes façons d’entendre esthétique et politique. Il n’est pas surprenant que nous soyons si véhéments – les enjeux de cette crise sont particulièrement aigus. Ce débat pédé entre le dandy et l’activiste, qui, comme la plupart en conviennent, est une fausse opposition, place néanmoins au premier plan le problème – lequel doit être débattu, examiné, négocié. Des manifestes étroits, prescrivant que la propagande (quelque soit la manière dont on la nomme) est la seule réponse correcte, sont la dernière chose dont nous avons besoin. Je dois remercier Richard Hawkins et Dennis Cooper, les commissaires d’Against Nature, ainsi que Gregg Bordowitz, James Miller, Simon Watney, Tony Greene et Douglas Crimp, activistes/artistes (tous des dandys chéris), de m’avoir fait réexaminer des hypothèses fondamentales sur la « nature » même de l’art et de la politique.

Première scène

Plan moyen de Venice Beach en hiver, avec quelques mouettes et de rares baigneurs. Un singe vert africain s’approche de la caméra. Ses mouvements sont gauches : il a été tué, empaillé et transformé en automate.

Singe vert (parlant comme Alistair Cooke) : Bonsoir. Ce soir, dans Le Monde merveilleux de la nature humaine, nous nous intéressons aux habitudes bizarres et souvent incomprises du « Dandy », ou plus couramment appelé « Le pédé blanc ». Ce sous-groupe de l’espèce homosexuelle proliférait dans le milieu artistique du XIXe siècle mais son effectif a brusquement diminué dans les dernières décennies avec la montée en puissance du clone, un sous-groupe plus agressif. Le dandy peut être reconnu à son habillement excentrique, ses mouvements erratiques du poignet et sa prédilection pour les violettes de parme à la place de la cravate.

La caméra passe à un plan moyen sur un homme dans une chaise de plage.

Singe vert (sotto voce) : Observons sans faire de bruit le comportement typique du dandy dans son habitat. Nos scientifiques ont appris que celui-ci porte le nom de Gustave Aschenbach.

Aschenbach est vêtu d’un costume blanc et d’un chapeau de canotage, comme Dirk Bogarde dans ce film de Visconti. Après avoir ajusté son coussin et son binocle, il tourne avec irritation la page de son livre. Gros plan sur le livre À rebours de Joris-Karl Huysmans. La musique de Mahler est jouée mélancoliquement à l’arrière-plan. Un texte fleuri, de la couleur des violettes de parme, commence à défiler à l’écran.

Texte défilant. Les pédés blancs forment une espèce spéciale d’amoureux de la nature, en quête de coins de l’urbain où le rural fait irruption. Les pédés blancs cherchent ces ponts qui traversent les fleuves pollués, dont les arches profondes jettent des ombres sombres tant sur l’eau que sur la berge. Ils épousent la puanteur des égouts de pissotières, lançant leur pollution dans leurs tuyaux qui mènent à la mer.

Singe vert : Comme de nombreux autres au sein de la sous-espèce du dandy, il est malade et souffre d’une maladie précise, qui l’amène à imaginer des choses qui ne sont pas réellement là.

Plan moyen : Aschenbach regarde le ciel et la mer.

Cut : plan d’ensemble sur un navire de marchandise du XVIIIe siècle dans le brouillard. Ses marins (tous nus) bondissent depuis les ponts dans l’eau grise et froide.

Texte défilant : En 1721, la peste balaye l’Europe depuis l’est et atteint Marseille. Les Néerlandais imposent une stricte quarantaine à tous les navires venant de l’est – y compris en brûlant des cargaisons et en faisant nager les marins nus jusqu’au rivage.

Série de plans rapprochés sur les corps des hommes, filmés sous l’eau, leurs cuisses et leurs avant-bras s’enchevêtrant avec ceux des autres alors qu’ils essaient désespérément de tenir tête aux eaux froides et polluées de la baie de Santa Monica.

Deuxième scène

Plus tard dans l’après-midi sur la plage.

Plan moyen : Aschenbach a disposé une table de travail et il trie des piles de courrier. Il trempe une plume dans de l’encre de la couleur des violettes de Parme et commence à écrire.

Aschenbach (avec des manières très pédées et affectées) :

Cher LACE,
Je suis très heureux de pouvoir participer à votre magnifique exposition Against Nature, cependant je ne comprends pas vraiment son titre. Après tout, mes médecins m’ont précisément recommandé le vivifiant air de la mer de Venice Beach, tonifiant pour mes nombreuses maladies et affections. Néanmoins, quel concept divin ! Une exposition entière dédiée à nos rêveries langoureuses, à notre ennui élégiaque, à nos soupirs plaintifs de capitulation face à notre propre mortalité. Nous, dandys décoratifs, avons été marginalisés trop longtemps par ces puérils politicards, par ces militants gays vertueux, par ces lesbiennes et féministes qui par principe méprisent à la fois les soufflés et les paillettes ! Il est temps de reprendre possession de notre juste place en tant qu’arbitres de la transcendance esthétique ! Enfin un espace à nous, où nous pouvons célébrer le dilettantisme comme l’avant-dernière expression de la vraie mission de l’art ! Une opportunité pour répandre notre glorieuse semence, pour la laisser couler et se multiplier, de telle sorte que nous puissions nous vautrer dans notre récolte véritablement amère ! Une occasion pour finalement aller pleinement camper[6]… !

Effet spécial : Le téléphone sonne. Plan serré sur le répondeur et le téléphone à ses pieds sur le sable. Gros plan d’Aschenbach écoutant les messages qui sont laissés :

Voix sur le répondeur : C’est Paul, j’appelle de l’hôpital…

Bip. Un autre message :
C’est Bill, je suis sur le chemin de l’hôpital…

Un autre :
C’est Bev, nous organisons la cérémonie et nous espérons…

Un autre :
S’il vous plaît, appelez le Docteur Simien au sujet des résultats de votre test…

Aschenbach attrape le téléphone, puis tombe en arrière, ses mains inertes plongeant dans le sable. Une larme délicate tombe sur la lettre, se mélangeant à l’encre humide, troublant le mot « rêveries »…

Troisième scène

Écran divisé en deux cartes de l’Afrique, une en négatif, une en positif (une noire, l’autre blanche). La tête du singe vert apparaît au centre de chacune. Celle de gauche scande : « Activiste »; celle de droite scande : « Esthète. » Puis, alors que les deux cartes et les deux têtes de singe commencent à se superposer, les deux singes verts déclarent à l’unisson : « À l’intérieur des luttes liées au sida, il existe une polémique confrontant deux positions, deux prescriptions de pratique culturelle, deux rôles pour l’artiste se confrontant au sida : le rôle de l’esthète vs. le rôle de l’activiste. Les artistes réalisant des œuvres au sujet du sida sont forcés de choisir une allégeance à l’un ou à l’autre, perpétuant une fausse opposition. »

Quatrième scène

Un travelling suit le singe vert déambulant dans un magasin de jouets, passant devant des rayons et des rayons d’animaux en peluche.

Singe vert : Les pédés blancs expriment leur relation à la nature de façon particulière. Par exemple, le Roi Ludwig II de Bavière créa une forêt tropicale artificielle qu’il remplit d’animaux mécaniques qu’il avait tués, empaillés et animés au moyen de mécanismes d’horlogerie à remontoir. Ce qui fait que je me suis retrouvé ainsi (faisant des gestes avec ses membres mécaniques). De manière similaire, Sir Richard Burton, ce brillant anthropologue victorien, militant du sida et proche ami de Ludwig, aimait les animaux africains et était un aventurier infâme. Il a traduit la version inexpurgée des Mille et une Nuits et développé une théorie de la sexualité fondée sur ce qu’il a identifié comme les « zones sotadiques ». Il affirmait que les climats tropicaux chauds encourageaient la prolifération de l’homosexualité, tandis que les températures plus froides avaient tendance à produire un comportement hétérosexuel. Cependant, quand il esquissa une carte illustrant sa théorie, elle s’avéra être extrêmement indifférente aux températures équatoriales, se conformant plutôt à la géographie morale et légale de son époque. Ses zones sotadiques consistaient en fait en pays qui n’avaient pas été colonisés par le christianisme, où les actes homosexuels étaient tolérés (en tout cas selon ses « recherches » en roue libre).

Plan avec la carte des zones sotadiques de Sir Richard Burton, superposée à une carte illustrant la prévalence du sida dans le monde ; elles ne correspondent pas.

Cinquième scène

Plan d’ensemble de Sir Richard Burton marchant sur Sunset Boulevard. Il vit depuis 170 ans maintenant et il est un peu perdu. Il a récemment rejoint Act Up Los Angeles et il a publiquement renoncé à nombre de ses habitudes victoriennes racistes et sexistes, au profit des cris et des marches d’Act Up. Il entre dans un sex-shop.

À l’intérieur : il donne un dollar à l’homme à la caisse. La caméra les suit tous les deux tandis que l’homme ouvre une porte et fait descendre Burton dans le Musée du sexe, s’arrêtant pour mettre en marche une cassette audio diffusant en boucle des grognements passionnés et des cliquetis de chaines. La caméra survole plusieurs dioramas, éclairés par des spots. Chacun illustre une catégorie de « perversion » sexuelle, telle qu’identifiée et isolée par l’étude scientifique. La pédophilie est le mannequin d’un jeune garçon sur un carré de pelouse sportive. La nécrophilie est le mannequin d’une femme blonde reposant dans un cercueil et portant un négligé transparent. Tous les mannequins datent des années soixante – toutes les femmes ont des brushing flip et les cheveux en choucroute, les hommes ont la coupe de Rock Hudson, les cheveux séparés par une raie à gauche. Burton se dirige vers un bassin de lumière représentant la bestialité. Un mannequin masculin est sur le dos, ses jambes de plastique rose en l’air, en train d’être chevauché par un énorme chien en peluche, du genre que l’on gagne à la foire en jouant dans une compétition de pistolets à eau.

Sixième scène

Sir Richard Burton, assis à une table au Pioneer Chicken sur Hollywood Boulevard. Il écrit une lettre à l’encre de la couleur des violettes de Parme.

Cher LACE,
Je suis au regret de ne pouvoir participer à votre exposition, Against Nature. Ne vous méprenez pas, je n’essaye pas de désavouer ou de renier mes camarades dandys ou leur travail. Le problème est plutôt sa prémisse, qui court le risque d’être renommée « Contre la responsabilité » et qui suggère que notre réponse artistique à cette crise n’a rien été de plus qu’une inefficace agitation morbide du poignet. Bien sûr, nous les pédés blancs pouvons chercher à choquer ou à transgresser le status quo en secouant nos organes génitaux à la face rougeaude de la respectabilité, mais est-ce que nous produisons autre chose que des gloussements (et de la titillation) ? En refusant de faire des œuvres qui impliquent l’actualité des changements sociaux, ne sommes-nous pas en définitive vulnérables à la récupération par les systèmes que nous prétendons vouloir perturber ? Vous excluez délibérément les lesbiennes, vous reléguez au second plan les gays racisés, et vous découragez les artistes-activistes gay se confrontant à la politique du sida. Vous fournissez au LACE un prétexte pour ne pas faire d’autre exposition « gay » ou « sur le sida » car, bien sûr, « Nous en avons déjà fait une, elle s’appelait Against Nature. » Le privilège des pédés blancs a été entériné et institutionnalisé, renforçant le sexisme et le racisme du monde de l’art… »

Effet spécial : Le téléphone sonne. Plan rapproché de Burton décrochant.

Aschenbach : Marie, ma chère, quelle est cette foutaise, vous n’êtes pas dans l’exposition ?

Burton : Je vous fais confiance pour sauter sur les ragots. Retrouvons-nous au musée d’histoire naturelle de New York… nous pourrons en parler là-bas…

Septième scène

Plan large d’eux deux s’embrassant dans l’entrée voutée (bises européennes discrètes sur les joues) et errant dans les escaliers. Un travelling les suit tranquillement alors qu’ils flânent devant les dioramas, où des troupeaux de mammifères et des nuées d’oiseaux ont été figés depuis un siècle. Ils s’arrêtent pour admirer les marsupiaux, les léopards, le buffle, les singes verts africains, prêtant tout particulièrement attention à ces espèces qui se sont éteintes. Un plan grue suit leur discussion houleuse autour et sous la baleine bleue géante.
Juste à côté de la baleine bleue, il y a une salle pleine d’images et de cartels, une histoire des épidémies. De la peste noire jusqu’au sida. Ils essaient de se représenter le curateur qui l’a réalisé. Quelqu’un de jeune, bien intentionné, qui a lu Disease and Representation [Maladie et représentation] de Sander Gilman mais ne l’a pas vraiment compris, quelqu’un qui a probablement perdu un ami sept mois plus tôt, après un combat prolongé combat une pneumocystose. Ils avancent à travers les gravures et les estampes, les stigmates de la syphilis, de la lèpre, de la peste bubonique. Ils atteignent le sida. C’est, par une rétro-projection, un diaporama de photos de malades du sida de Miami, du Brésil et du New Jersey. Des hommes à l’hôpital, emballés dans des tuyaux de perfusion plutôt que dans des lanières de cuir, avec des lésions plutôt que des bleus. Le nouveau SM. Vraiment coquin.

Un groupe d’écoliers cherchant les dioramas africains entre par erreur dans l’exposition. Un petit garçon jette un coup d’oeil, se fige. En une fraction de seconde, sans avoir besoin des légendes, il peut « lire » l’image. À neuf ans, il maîtrise déjà la sémiotique visuelle d’une tâche pourpre sur l’avant-bras. Cela lui prend deux secondes. « sida », il crie. Les autres, du même âge, se figent, jettent un coup d’oeil à leur tour, et comprennent. Eux aussi peuvent déchiffrer. Ils gloussent. Ils crient : « sida ! » C’est la débandade, leur terreur se mêlant à de la gaité, comme un troupeau de petits animaux qui ne sont pas en peluche fuyant la contagion visuelle, à moitié persuadés que les lésions d’un sarcome de Kaposi peuvent s’échapper de la projection et se jeter vers leurs corps prépubères. (Peut-être ne sont-ils pas si avertis que cela – peut-être ne connaissent-ils pas la différence entre projection frontale et rétro-projection, peut-être croient-ils pouvoir interrompre le faisceau lumineux et faire déborder l’image sur leurs corps).

Cut : Scène du film biblique de Cecil B. DeMille où Sainte-Véronique essuie le visage du Christ lors de son calvaire et où le tissu s’imprime de son image.

Cut : Extrait d’un épisode de Star Trek où une femme extra-terrestre « soigne » Spock et Kirk en transférant leurs lésions sur ses propres bras.

Huitième scène

Vue panoramique de la plage de Black Sand, une plage gay naturiste juste en face du pont du Golden Gate de San Francisco.

Singe vert : Aschenbach, l’esthète, s’est tourné vers la nature pour trouver un remède et a été déçu. Sir Richard Burton, l’activiste, s’est tourné vers la nature pour trouver une explication et a été trahi. Représentants d’une espèce confrontée à son extinction, ils sont devenus « contre nature ». Au même moment, le vent de la mer aiguise leurs sens. Ils sont moins cyniques, plus critiques. Ils commencent à devenir « contre culture ».

Plan large d’Aschenbach et Burton debout sur une falaise, regardant la mer. Ce qu’ils aperçoivent : le navire de marchandise du XVIIIe siècle réapparaît dans la baie, des marins nus se jetant dans l’eau depuis le pont, tentant d’échapper à la peste.

Extrait film Violettes de Parme

Cut : Plan rapproché d’Aschenbach et Burton, fascinés (glissant dans une rêverie), marchant inconsciemment plus près du bord. Mahler. Les vagues déferlent en bas.

Singe vert : Cette espèce singulière, le Dandy, s’épanouit dans des sociétés où les privilèges ne sont pas interrogés et où la stratification est rigide. En ces temps de trouble et de crise, le Dandy est menacé d’extinction. Comme toutes les espèces, il doit s’adapter ou périr.

Texte défilant : Le plongeon rituel, le saut de la falaise dans l’eau de mer, apparaît encore et encore dans différentes cultures. Selon certains, il peut purifier l’esprit et le corps. Selon d’autres, il peut apaiser les dieux courroucés et repousser les démons terrestres. Pline prétendait que Sappho, la plus célèbre des plongeuses, était née une seconde fois comme androgyne suite à son plongeon, tandis que d’autres disent qu’elle s’est transformée en oiseau avant de toucher le ressac déchaîné, et qu’elle s’est envolée loin de la mer, jusqu’au soleil couchant et au-delà.

Conclusions possibles

  1. Burton et Aschenbach se donnent la main et sautent dans l’écume des vagues. Nageant au-delà des rochers perfides, ils rejoignent les marins nus dans la baie et débutent un ballet aquatique improvisé. Un plan depuis un hélicoptère dévoile la forme complexe que prennent leurs membres entrelacés, indiquant : « sida, Action immédiate ! »

  2. Ils font une pause sur la falaise, indécis. Après beaucoup d’hésitation et de tergiversations, ils sortent leur carnet de croquis et commencent à dessiner les marins se noyant, avec une encre de la couleur des violettes de Parme.

  3. Ils se séparent. Aschenbach dessine tandis que Burton plonge.

  4. Ils discutent des options qui se présentent. Aschenbach affirme que le plongeon est une dérobade, embrassant romantiquement l’« image » utopique de l’action collective tout en déniant leur propre expérience subjective du sida et de l’art. Burton concède que Aschenbach peut ne pas avoir tort, mais il affirme que dessiner l’agonie de « victimes » anonymes est difficilement une alternative viable (et encore moins une alternative esthétique). Ne parvenant à une solution satisfaisante, ils s’approprient l’hélicoptère (qui a attendu toute la journée au cas où la scène avec Ester Williams serait réalisée) et sauvent les marins par les airs. Ayant nulle part où aller, ils volent en direction de la ville, au vernissage de Against Nature au LACE. L’arrivée de deux douzaines de marins nus provoque une certaine agitation, naturellement, et le débat continue à un rythme effréné…


  1. Sur Against Nature, cf. notamment « Against Message: Richard Hawkins in conversation with Andrew Durbin », Mousse Magazine, avril 2016, https://www.moussemagazine.it/magazine/richard-hawkins-andrew-durbin-2016/ ; et cet entretien récent de Dennis Cooper, « Dennis Cooper in conversation with Ryan Mangione », November, n°29, 2022, https://www.novembermag.com/content/dennis-cooper. ↩︎

  2. Douglas Crimp, « sida : Analyse culturelle-activisme culturel », AIDS RIOT. New York. 1987-1994, Grenoble, École du magasin, 2003, p. 38. Dans une première version du texte de Greyson, Crimp était directement cité, de même que l’écrivain Edmund White. ↩︎

  3. Le film est notamment disponible en DVD en accompagnement du livre de Didier Roth-Bettoni, Les Années sida à l’écran, Cassaniouze, Eros-Onyx éditions, 2017. ↩︎

  4. Brenda Longfellow, Scott MacKenzie et Thomas Waugh, The Perils of Pedagogy. The Works of John Greyson, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2013. ↩︎

  5. Le roman a été traduit en anglais sous le titre Against Nature [NdT]. ↩︎

  6. « To go camping » dans la version originale, jeu de mot avec l’adjectif camp. [NdT] ↩︎

Publication précédente : Lorsque les nuages brûlent – Bérénice Serra Publication suivante : Vers une critique de la raison sacrificielle – Mariana Botey