L’intersection Latino-Américaine | Série

Vers une critique de la raison sacrificielle

Nécropolitique et esthétique radicale au Mexique

Autrice

Mariana Botey

Traduction | Espagnol

Laura Leonetti

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Introduction

Depuis une quinzaine d’années, les pensées critiques des Amériques, d’Amérique dite latine, centrale et du Sud, sont mobilisées en France dans les débats sur les enjeux postcoloniaux. Elles l’ont d’abord été à travers des traductions ponctuelles réalisées par des revues (Multitudes, Mouvements, etc.), puis à travers des numéros thématiques et, plus récemment, des ouvrages anthologiques[1]. Si le terme « décolonial » brutalement mis en avant sur la scène publique à la faveur de plusieurs tribunes alimentées par les propos polémiques d’un ancien ministre de l’éducation nationale[2], s’est imposé comme le nom d’un vaste corpus réunissant des travaux critiques envers l’universalisme et les principes républicains issus de la philosophie des Lumières, il semble nécessaire de rappeler qu’il renvoie, selon une acception restreinte, à un corpus de textes et de notions élaborées en tant que contributions à une pensée postcoloniale depuis une perspective latino-américaine.

Dans une récente anthologie proposant une série de textes sur des enjeux culturels saisis à l’échelle mondiale, Penser la différence culturelle du colonial au mondial, plusieurs textes théoriques et politiques décoloniaux étaient édité sous la section « Champ hispanophone[3] ». Se succédant chronologiquement, ce choix de textes mettait à l’honneur un ensemble divers d’auteur-e-s, écrivains, anthropologues, hommes politiques, précédant les années 1970; puis, à partir de 1973 (et du Manifeste de la théologie de la libération), privilégiait exclusivement le corpus des auteur-e-s du groupe Colonialité/Modernité[4]. Désormais bien identifié à l’international, ce groupe est souvent présenté comme une version alternative voire concurrente d’autres corpus critiques en particulier des études postcoloniales étasuniennes. S’inscrivant et réclamant une généalogie identifiée comme latino-américaine allant des théologies de la libération, en passant par les théories de la dépendance, jusqu’au groupe Colonialité/Modernité[5], l’historiographie tend à présenter ce groupe comme essentiellement latino-américain, alors même que plusieurs de leurs auteur-e-s sont basés dans des universités étasuniennes, que leur référence au Marxisme notamment althussérien est constante, et qu’une des inspirations principales et précédent direct de ce groupe fut le groupe d’études subalternes d’Asie du Sud : source d’ailleurs ouvertement citée et revendiquée dans un Manifeste publié en 1995 en anglais, puis traduit en espagnol[6].

Parmi les apports décisifs des études décoloniales, notons, d’une part, le déplacement de la perspective à partir du continent américain, lequel a permis d’élargir le cadre chronologique utile à appréhender le fait colonial en remontant qu’à la fin du xve siècle. Et d’autre part, l’articulation entre colonialisme et modernité permise par cet élargissement chronologique, marquant une rupture avec les approches faisant du colonialisme une dérive négative de la modernité. Pour les études décoloniales en effet, la colonisation doit être pensée comme l’envers obscur de la modernité, comme lui étant intrinsèquement liée.

Cependant, malgré la force de l’intervention et les contributions notables du groupe Colonialité/Modernité au sein des échanges internationaux, il n’en serait pas moins réducteur de placer systématiquement, et exclusivement, les théories décoloniales à l’intersection des études postcoloniales et des études sur l’Amérique latine. En effet, d’autres approches, peut-être moins revendicatrices quant à la tendance régionaliste de leur démarche, et n’ayant sans doute pas la même visibilité internationale, méritent d’être discutées à cet endroit.

C’est dans cette perspective que nous avons choisi une série de textes dont la particularité repose, aussi, en ce qu’ils interviennent à cette intersection à travers des questions relatives aux images, à l’art, à la production artistique, aux discours sur l’art ; et cela, loin de toute préoccupation anthologique ou à « faire groupe ». La lectrice et le lecteur pourront d’ailleurs apprécier les différences notamment historiques (les textes ont été initialement publiés entre 1991 et 2014), les éventuelles contradictions, mais également, la variété des manières d’aborder les questions d’identité nationales et internationales, etc. D’autre part, ces textes articulent des généalogies inattendues, sans réclamer de lignage nécessairement Sud ou latino-américain. Sensibles à l’hybridité des généalogies – qu’il s’agisse de Mariana Botey relisant à rebrousse-poil les emprunts de Bataille à la pensée nahuatl, de Nelly Richard montrant les limites d’une appréhension en termes de centres et périphéries au moment du tournant postmoderne, ou de Silvia Rivera Cusicanqui proposant une contre-lecture d’un ouvrage canonique de l’histoire coloniale des Andes, il s’agit moins ici de bâtir d’autres systèmes que d’activer un outillage théorique et conceptuel utile à relire l’histoire et l’histoire de l’art, enrichi des pensées critiques, notamment indigènes, envers la colonisation.

Loin de se contenter d’appliquer des théories et des méthodes au champ de l’art, les textes donnés à lire ici, en français pour la première fois, s’emploient à inventer des méthodologies et des modalités d’écritures à partir d’œuvres, d’images, de corpus artistiques au cœur desquels le fait colonial fait événement dans et par l’image. Les représentations n’y sont donc considérées ni comme des voies d’accès transparentes au fait colonial, ni comme un corpus tout juste bon à faire marcher et valider des outils théoriques décoloniaux. Au contraire, les different-e-s auteur-e-s s’emploient dans cette série à examiner œuvres et documents comme autant d’objets affectés, dans leur mécanique elle-même, par l’expérience de la colonisation, sans préjuger cependant des points de vue qui s’y construisent.

L’ensemble de ces textes entend ouvrir la question coloniale telle qu’on peut l’aborder à travers des situations, des gestes et des productions artistiques, au-delà des catégories, et des généalogies rapidement indexables à un continent déterminé. Les pensées anticoloniales sont en mouvement permanent et dialoguent d’une manière pas toujours visible si on les observe depuis une cartographie internationale hautement concurrentielle. Puissent ces voix singulières, et les objets et les voix qu’elles-mêmes donnent à voire et à entendre, inspirer celles et ceux qui souhaitent insister sur la question de l’art en tant que pratique de relecture de l’histoire et d’émancipation.

– Annabela Tournon-Zubieta

Surréalistes dissidents

Au moment où Georges Bataille rédige ses dernières contributions pour la revue Documents (1928-1931), une série de conceptualisations critiques marque le déplacement des surréalistes dissidents vers un projet théorique qui pourrait être pensé comme une attaque en règle contre le système-structure épistémologique à travers lequel la modernité européenne se représentait elle-même en tant que civilisation[7]. Pour Bataille, cette transition critique fut d’autant plus manifeste que la fin de Documents était en soi synonyme d’un éloignement de l’art, comme si, en un sens, Documents avait démantelé la construction même de l’art pour en révéler son caractère bourgeois névrosé. L’art s’inféodait de manière suspecte à son ancienne fonction cathartique visant à stabiliser des énergies psychiques, socialement dangereuses ; une opération normative et idéologique, dans la mesure où elle se devait de trouver un système atténuant de transpositions symboliques.

Conclure la publication de Documents et en définir ses articulations ultérieures, tout d’abord avec Contre-Attaque, puis avec Acéphale et enfin avec la création du Collège de Sociologie, constitua un jalon important du processus de différenciation affectant la mise en scène du surréalisme ethnographique (ou des surréalismes dissidents). En effet, on observe alors un changement significatif consistant à insister davantage sur une pratique théorique, quoique l’adoption de ce tournant discursif se traduisit par une intensification de la dimension performative (politico-discursive) de cette pratique. Le Collège fut par ailleurs conçu sous le signe de la conspiration et son programme prit la forme d’un projet aspirant à une sociologie sacrée, lequel fit une priorité de la réactivation militante d’une dimension cachée de sacré[8]. Cependant, par le geste même qui la révélait, la territorialité sacrée se vit recouverte et empreinte d’une structure de récurrence et de compulsion dont le principe consistait à activer et à programmer le champ social selon une chaîne solidaire de concepts clefs tels que la mort, la mutilation, la violence et le sacrifice.

Le groupe autour de Georges Bataille s’engagea dans une sorte de contre-classification : un catalogue d’actions et de résidus culturels capables de libérer des éléments hétérogènes et fissurer l’homogénéité du sujet. Poussant cette démarche à son extrémité, ce qui fut alors mis en jeu fut de réactiver une mémoire refoulée ou différée permettant de revenir à un espace antérieur au sujet : une expérimentation de dé-subjectivisation.

Ces conceptualisations critiques émergentes se définirent par un rejet radical de toutes formes d’idéalisme. Elles formulèrent alors un programme pour un bas matérialisme et une contre-méthodologie se recoupant sous le concept d’hétérologie : une opération théorique simulant un processus systématique (machine) pour la dé-sublimation de la modernité. Le bas matérialisme et l’hétérologie œuvrèrent de concert pour la réinscription stratégique de ces actions et résidus culturels. Ces derniers perturbaient la logique de la production rationnelle (la raison instrumentale) parce qu’ils mettaient en lumière une autre logique radicale propulsant les forces en jeu au sein de la modernité.

Parmi ces exemples, l’idée du Mexique – sa culture et ses racines indigènes –incarna un référent imaginaire qui servit alors fréquemment de ressource symbolique et allégorique pour la révolte et la révolution qui habitaient alors les deux champs fondamentaux du surréalisme. La connexion entre André Breton et Diego Rivera illustre précisément la mise en scène des pratiques avant-gardistes issues du Mexique, situant ce pays au cœur d’une cartographie internationale de connexions entre certaines des plus grandes confrontations politiques et culturelles de l’entre-deux guerres, comme la formation et l’expansion du Kominterm, les politiques culturelles des fronts populaires, ou encore le début de la Seconde Guerre mondiale.

À la dérive dans les marges de la modernité

En dépit de cette critique envers l’art perçu en tant qu’agent affaibli par la radicalité hétérogène – de moins en moins apte à manifester ce qui n’est pas assimilable –, mon propos s’appuie sur quelques projets artistiques qui explorent, approchent et donnent à voir cette formation logique différente opérant au sein de la modernité. Ces derniers mettent effectivement l’accent sur un mode de production poétique dispersé dans le corps et le tissu social grâce à – dans le cas spécifique des exemples qui nous occupent – une catexis imaginaire à l’œuvre dans l’idée du Mexique, manifestation d’une figure esthétique revenant sous forme de fluctuations (rotations) et excédant et dépassant la dichotomie de la rationalité-irrationalité au fondement de la modernité. Manifeste dans les interprétations, élaborations, lectures et interventions de George Bataille, Antonin Artaud, Alejandro Jodorowsky et Juan José Gurrola, ces derniers rejoignent d’autres cas analysés ici, autant d’exemples rebelles s’inscrivant à contre-courant du récit romantique de la souveraineté et de l’autonomie du sujet.

Antonin Artaud se trouve en effet au cœur de la généalogie proposée. Contemporain de Bataille, figure dissidente au sein des débats surréalistes, sa lecture allégorique du Mexique est, sans doute, la plus intense. Vécue et hallucinatoire, elle emprunte les traits de la structure spectrale que nous présentons et abordons ici. Il est important de souligner l’indice textuel qui relie la formulation spécifique du théâtre de la cruauté avec l’imaginaire de la conquête du Mexique. Dans Le Théâtre et son double, ainsi que dans une lettre à Jean Paulhan de 1933, Artaud signale que son projet-esquisse « La Conquête du Mexique » constitue la formulation initiale, exemplaire, de la conceptualisation radicale du théâtre qu’il proposait alors. La structure immanence/manifestation qu’il rechercha au cours de sa vie et dans ses expérimentations avant-gardistes, fut décrite à cette époque comme l’exploration de la logique secrète et révolutionnaire contenue dans un double mouvement d’immersion et de restauration des civilisations mésoaméricaines. Artaud fut effectivement le premier à invoquer la notion de révolution indigène en proposant une critique du marxisme orthodoxe[9].

Suivant cette dynamique, les cas discutés ici déploient une même logique sur la scène artistique du Mexique de l’après-guerre. Éléments clefs de ce qui fut identifié comme la « génération du demi-siècle » ou la « génération de la rupture », Alejandro Jodorowsky (Chili, 1929) et Juan José Gurrola (1935-2007) comptent parmi les figures les plus fascinantes de cette contre-généalogie, dès lors incontestablement et consciemment redevables des figures de Bataille et d’Artaud, ainsi que de la déviation locale et radicale de l’héritage surréaliste.

À son arrivée au Mexique en 1960, Jodorowsky se fait le catalyseur de nouveaux langages avant-gardistes d’expérimentation dans les arts visuels, le théâtre et le cinéma. En outre, son influence est stratégique dans l’émergence des cultures dissidentes. Il fait alors figure d’instigateur et de gourou de la contre-culture, et connaît, aujourd’hui encore, une importante répercussion dans les domaines de la théorie, de la critique et de la politique. Comme l’explique Cuauhtémoc Medina dans son bref essai « Récupérer [le mouvement] Panique », le monde du mouvement Panique était conçu comme un « piège sacré » : le travail de Jodorowsky « poussait la contre-culture à son paroxysme dans le but de promouvoir une critique de la totalité sociale, ce qu’il faisait en déployant un arsenal marquant sa différence avec les Lumières européennes ». Ses happenings « suggéraient, en effet, une dé-sublimation violente, une succession d’actes iconoclastes mêlés à des actions inattendues et controversées, des références sexuelles et d’importantes opérations de destruction d’objets et d’images ». Juan José Gurrola élargit ces lignes de recherche et de friction, en établissant un lien fort et direct avec les artistes contemporains au Mexique. La place de la violence, du désordre moral et érotique, et des résidus de l’« économie sacrificielle » distingue clairement ces travaux d’autres formes d’art pop, de Fluxus, d’expérimentations artistiques de la scène internationale, ou encore de formes plus programmatiques ou instrumentales de contrecultures telles que la révolution[10].

Actuellement, les œuvres de certains artistes mexicains tels que Teresa Margolles et Vicente Razo perpétuent et disséminent cette généalogie dissidente et critique. Les pratiques de ces artistes se trouvent également entremêlées avec la répétition d’une méthode de transgression radicale structurée par des processus matériels bas et, plus largement, par la scansion d’une logique – ou sous-structure – contaminatrice, repoussante, empruntant les voies de l’inquiétante étrangeté (Unheimlich) et opérant en connexion avec la production (et la circulation) de concepts tels que la mort (Margolles), le politique comme territorialité sacrée (Razo) et le spectre de l’autorité comme abjection/mutilation se manifestant dans l’explosion hyperbolique de fragments d’objets. En d’autres termes, une dérive hasardeuse, violente, festive, aux marges de la modernité.

La question que pose cette typologie de pratiques poétiques réconcilie l’espace de l’art auparavant détaché, et reconsidère les opérations dé-sublimées figurant à l’agenda politique du surréalisme ethnographique dans son noyau le plus intraitable. Autrement dit, elle signale les mécanismes clefs qui unissent la présence active du sacré, la mort, ainsi que l’économie sacrificielle, avec la production du pouvoir et les frontières qui encadrent la politique.

L’inscription de la logique sacrificielle est par exemple évidente dans le travail de Teresa Margolles, qui agit telle une machine de démontage, ou dé-sublimatoire, dans la circulation de la représentation de la violence, en déployant une opération d’inquiétante étrangeté (Unheimlich) de contagion, en faisant circuler les objets, les matières et les restes mortels ainsi que leurs processus de décomposition : un déplacement des parties mortes qui semble déconstruire leur propre transposition symbolique et fétichisation dans la sphère de l’art.

BOTEY zonas de disturbio .2Teoria
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Un penchant net pour le jeu macabre [11] est palpable dans des œuvres telles que Lengua [Langue] (2000), En el aire [Dans l’air] (2003), Tarjeta para picar cocaína [Carte pour couper la cocaïne] (1997) de Teresa Margolles, ou encore dans celles qu’elle produisit en tant que membre du collectif Semefo, comme Dermis (1996), une pièce extrême et excessive où, telle une monstrueuse farce, le groupe recouvrit d’entrailles de cheval un ensemble de fauteuils et de sofas[12]. Ces actions et objets relèvent d’une cartographie perverse qui agit en interrompant la chaîne normative de symbolisation de la mort. La pratique esthétique inverse ainsi la logique visant à sublimer, et devient par conséquent un geste non-sublimatoire « déchaînant la négation ». Autrement dit, la pratique esthétique se transforme en un défi systématique envers la prohibition et la dimension taboue qui pèse sur le champ de forces notamment d’attraction vis-à-vis des restes d’êtres humains morts, de leurs dépouilles et de leurs fluides. La logique centrale pousse ici l’ensemble des déplacements symboliques qui opère dans le « travail d’étrangement » effectué par l’intervention (contamination) de l’espace, et en particulier de l’art et de l’espace muséal. Il s’agit d’un processus de doublage ou travail d’inquiétante étrangeté à des endroits clefs de la modernité, de la postmodernité et de l’hypermodernité.

La tâche critique consistant à perturber, démêler et déchaîner la neutralisation du pouvoir de la mort en tant que dispositif de contrôle culturel-social et d’ingénierie politique, sépare ces formes de pratique esthétique de la cohorte des codes sublimatoires que le capitalisme utilise comme autant d’outils pour exproprier et étendre (coloniser) les territoires psychiques attribués « au sauvage, au barbare, à l’infantile, au primitif et au dément ». Une déconstruction des protocoles de la guerre coloniale et des narrations coloniales émerge de la mise en évidence de ce trait sacrificiel caché, implicite au capitalisme moderne. Plus encore, ce trait s’active et se manifeste en tant que phénomène politique se déployant à travers la réalité brutale et violente des anciens territoires coloniaux.

Ainsi, il est possible d’avancer qu’un ensemble postcolonial de problèmes innerve les démarches artistiques qui déstabilisent la raison et déplacent sa centralité d’axiome organisateur. Ces démarches, ce faisant, mettent en avant d’autres catégories, telles que la mort, la dépense et les pulsions occultes de l’économie libidinale ; en d’autres termes, elles identifient l’inscription centrale du sacrifice dans la cartographie de l’humain.

La lecture qu’il nous intéresse de mener ici, souligne le caractère allégorique de l’inscription du sacrifice comme notion à partir de laquelle opère la chaîne du déplacement discursif où la mort, le rituel, la politique, la métaphysique et l’esthétique sédimentent une logique différente : une autre économie, une non-économie, une économie générale. La tâche critique signale dans quelle mesure la notion de sacrifice souffre d’une indétermination intrinsèque dans ses multiples manifestations, qui peut être simultanément saisie en tant que dispositif théorique (artefact-dispositif), structure historique, concept-métaphore, appareil idéologique, économie symbolique, preuve archéologique, fondation juridique de l’État, grammaire « secrète » du pouvoir ou encore contre-image (hiéroglyphe) dans le cadre d’un projet de révolte totale (c’est-à-dire, de démantèlement de l’ordre de la représentation-domination).

Exclusivement issus du champ de l’art et de ses discours, ces exemples trouvent cependant des corrélats, également hétérogènes, dans la sphère de la politique et dans l’archive de l’histoire. Conséquence, peut-être, du fait que le caractère – à la fois dissimulé et replié – du problème du sacrifice comme représentant refoulé au sein de la raison instrumentale, a justement transformé sa formulation claire (énonciation) en une forme d’articulation qui se manifeste principalement en tant que programme(s) d’un type d’esthétique radicale. Les spéculations théoriques de Bataille sur l’ordre sacrificiel des Aztèques, la conceptualisation analogue proposée par Artaud dans le théâtre de la cruauté – provoquée par l’imagination des dimensions mythiques et rituelles de la culture indigène –, la pédagogie initiatique éprouvée par Jodorowsky dans son théâtre panique et dans ses expérimentations psychomagiques avec le cinéma, ou encore les gestes de transgressions sexuelles de Gurrola, son théâtre pervers et la violence poétique qui traversent ses expérimentations lexicales et formelles anti-cinétiques, participent à un mouvement discontinu et intermittent proche de ces autres non-économies ou économies sacrificielles.

[Légendes images]

Teresa Margolles, De quoi d’autre pourrions-nous parler ? Narcomessages, 2009. Textes brodés de fil d’or sur des toiles imprégnées du sang trouvé sur des lieux de crime. Les toiles furent brodées lors de la Biennale de Venise en 2009 avec des textes provenant des condamnations et des messages utilisés par le crime organisé au moment des exécutions : « Voir, entendre et se taire jusqu’à ce que tes enfants tombent un à un, c’est comme ça que finissent les rats à qui on apprend le respect ». Commissaire de l’exposition : Cuauhtémoc Medina. Copyright : Teresa Margolles.

Teresa Margolles, De quoi d’autre pourrions-nous parler ? Nettoyage, 2009. Nettoyage du sol des salles de l’exposition réalisé avec un mélange d’eau et de sang des personnes assassinées au Mexique. L’action fut menée au moins une fois par jour tout le long de la Biennale de Venise de 2009. Commissaire de l’exposition : Cuauhtémoc Medina. Copyright : Teresa Margolles.


  1. Voir notamment les contributions d’Aníbal Quijano dans la revue Mouvements (2007, n°51), ou celles de Ramón Grosfogel et de Santiago Castro-Gómez dans la revue Multitudes (2006/3, n°26) ; ou le numéro 62 des Cahiers des Amériques latines, « Philosophie de la libération et tournant décolonial » codirigé par Capucine Boidin et Fátima Hurtado López ; ou encore Claude Bourguignon-Rougier, Philippe Colin, Ramón Grosfogel (dir.), _Penser l’envers obscur de la modernité. Anthologie de la pensée décoloniale latino-américai_ne, Limoges, Pulim, 2014. ↩︎

  2. Voir notamment la Tribune publiée le 31 octobre 2020 dans Le Monde suite aux propos polémiques de Jean-Michel Blanquer. ↩︎

  3. Silvia Contarini, Claire Joubert, Jean-Marc Moura (dir.), Penser la différence culturelle du colonial au mondial. Une Anthologie transculturelle, Paris/Nanterre, éditions Mimésis, 2019. ↩︎

  4. Le groupe comprend notamment les chercheur-e-s Catherine Walsh, Enrique Dussel, Arturo Escobar, Fernando Coroníl, Enrique Dussel, Santiago Castro-Gómez, María Lugones, Nelson Maldonado-Torres, Aníbal Quijano, Ramón Grosfogel ou encore Walter Mignolo, entre autres. ↩︎

  5. La théologie de la libération est un courant théologique et politique qui émerge à la fin des années 1960, en Amérique latine, témoignant de l’engagement des communautés chrétiennes en faveur du socialisme. Voir notamment Löwy Michael, La guerre des dieux. Religion et politique en Amérique latine, Paris, Éditions du Félin, 1998 ; les théories de la dépendance, issues du champ de l’économie marxiste et des sciences sociales, défendent notamment que le « sous-développement » des pays du Sud est le produit de rapports internationaux inégaux, notamment la colonisation, et directement lié au développement des pays du Nord, voir par exemple les ouvrages d’André Gunder Frank. ↩︎

  6. Latin American Subaltern Studies Group, « Founding Statment », dans John Beverley, José Oviedo, Michael Aronna (dir.), Boundary 2 « The Postmodernism Debate in Latin America» (vol. 20, n°3), Duke University Press, 1995, puis traduite par les soins de Santiago Castro-Gómez en espagnol pour l’ouvrage dirigé par Santiago Castro-Gómez et Eduardo Mendienta, Teorías sin disciplina (latinamericanismo, poscolonialidad y globalización en debate), México, Porrúa, 1998. ↩︎

  7. En parlant de « surréalistes dissidents », de « surréalisme ethnographique » et de « groupe de Bataille », je fais référence à une opposition intellectuelle interne au surréalisme d’André Breton. Le projet de Documents, avec 15 numéros publiés entre 1929 et 1930, permit l’émergence de plusieurs figures intellectuelles et artistiques comme Michel Leiris, Joan Miró, Robert Desnos, Carl Einstein et André Masson, entre autres. Bataille figurait au cœur de ce groupe scindé et se considérait lui-même comme « un vieil ennemi de l’intérieur » du surréalisme. Pour une étude détaillée de l’importance de Documents dans les débats de l’avant-garde, voir Dawn Ades et Simon Baker, Undercover Surrealism: Georges Bataille and Documents, Londres-Cambridge, Massachusets, The MIT Press-The Hayward Gallery, 2006. ↩︎

  8. En juillet 1937, dans les numéros 3 et 4 d’Acéphale, fut publiée une « Une déclaration concernant la fondation d’un Collège de Sociologie » dont le dernier paragraphe mentionnait : « 3. L’objet précis de l’activité entreprise peut s’intituler sociologie sacrée, si cela suppose l’étude de toutes les manifestations de l’existence sociale où la présence active du sacré est évidente. Ainsi, l’objectif est d’établir les concordances entre les tendances obsessionnelles fondamentales de la psychologie individuelle et les principales structures qui régissent l’organisation sociale et dirigent ses révolutions » [l’italique est de moi]. Georges Bataille et al. Acéphale, religión, sociología, filosofía, trad. de Margarita Martínez, Buenos Aires, La Caja Negra, 2005, p. 151. Roger Caillois, Pierre Klossowski, Michel Leiris, Jean Paulhan, Anatole Lewitzky et Georges Bataille sont autant de noms liés au Collège. D’autres figures importantes se réunissaient également sous le signe de cette constellation conspiratrice, telles que Walter Benjamin et Alexander Kojève. Pour une version annotée de la production théorique du Collège de Sociologie, Denis Hollier (dir.), Le Collège de sociologie, Paris, NRF/Gallimard, coll. « idées », 1979. ↩︎

  9. Pour une compilation commentée des textes d’Artaud au Mexique, voir Antonin Artaud, México y viaje al país de los Tarahumaras, México, Fondo de Cultura Económica, Colección Popular, 2004. Et, 50 drawings to Murder Magic, trad. De Donald Nicholson-Smith, Londres-Nuevas York, Calcuta, 2004. ↩︎

  10. Voir Cuauhtémoc Medina, « Pánico recuperado », en Olivier Debroise y Cuauhtémoc Medina (eds.), La era de la discrepancia. Arte y cultura visual en México, 1968-1997, México, Dirección General de Publicaciones y Fomento Editorial de la UNAM-Turner México, 2006, pp. 90-96. ↩︎

  11. NdT : en français dans le texte. ↩︎

  12. Contrairement à ce que la critique superficielle de son travail pourrait laisser croire, l’art de Margolles ne saurait être réduit à une fétichisation choquante de la mort. Le choc vient plutôt d’une intervention quant à la valeur d’usage de la mort pour révéler la logique de la fétichisation constamment à l’œuvre sur le marché de l’art. Peut-être nos interprétations sont-elles destinées à rencontrer une certaine opposition de la part des gardiens de l’héritage critique de Bataille. Toutefois, l’obscénité de la violence contenue dans le travail de Margolles est mal comprise si elle n’est pas saisie depuis sa localisation et les relations sociales qui la produisent. La différence ici est qu’elle est obscène dans la mesure où elle reflète une histoire politique économique qui rend évidente la « précarité de la vie » pour les populations pauvres et marginales du Sud global. En localisant le commerce clandestin de la mort dans les circuits d’échange tels que l’immigration illégale, les guerres d’occupation et les géopolitiques des marchés noirs d’armes et de drogues, il s’agit d’identifier que l’intervention en jeu ici est celle où l’œuvre se manifeste en tant que fétichisation critique (réification), autrement dit, une intervention qui illumine l’extrême pauvreté qui entoure les centres d’argent et de pouvoir. En conséquence, omettre cela reviendrait à mal lire la dimension coloniale-postcoloniale de l’héritage de Bataille et faire preuve de puritanisme face à un acte d’esthétique dé-sublimatoire d’agression (un type d’attaque à la représentation comme celui que Bataille mis en valeur avec l’exemple de Manet). ↩︎

Publication précédente : Violettes de Parme – John Greyson